Un rapport autre à l’œuvre
Une installation de plumes est un objet insaisissable, même par la photographie, qui n’a qu’un rôle de mémoire toujours défaillante, partielle, partiale.
Ces sculptures d’air n’ont qu’une apparente fragilité.
Un lieu propice à l’écart des tumultes, des soins simples et patients peuvent leur donner le temps de vie qu’on veut bien leur concéder.
Les fils peuvent être démêlés, les cires vérifiées entre deux doigts, les plumes peuvent être remplacées ou lavées.
Toutes ces attentions sont un plaisir, aussi une contrainte. Pour la faire cesser, on peut défaire l’œuvre.
Le grand volume se réduira alors en une poignée de plumes à déposer dans une « Boîte - Urne ».
Plus tard, l’œuvre pourra être interprétée une nouvelle fois, au même endroit, en utilisant la « Partition* » et les plumes mises en attente.
L’œuvre est entre disparition et continuité.
Sa vie dépend de nos gestes.
Il faut oser la toucher, avec délicatesse, patience, souplesse pour la maintenir en vie mais aussi accepter la fin de l’œuvre, un jour que l’on décidera ou un jour accident.
Et trouver dans cette fin la beauté, la liberté. Un nouvel espace.
Être devant cette vie suspendue, si vulnérable, et par là si précieuse, comme devant notre vie.
Isa Barbier
* Partition : comme en musique, elle contient les indications nécessaires pour rejouer l’œuvre
Les « Chevelures de Bérénice »
Elles sont le résultat de la destruction d’une installation de plumes. Après la durée, très variable, d’exposition d’une installation in situ, je réunis les fils, les noue, les coupe. L’oeuvre forme alors une grappe de plumes ; forme spécifique propre à chaque installation, chacune a son nom, son caractère, son histoire.
Les chevelures évoquent la légende grecque, où l’offrande de la reine Bérénice, sur l’autel d’Aphrodite, fut transformée en constellation.
Mais le sens des chevelures déborde au delà de la matière plume. Elles contiennent l’oeuvre créée. Elles en sont le sacrifice. Elles sont transformation, continuité. Issues d’un dessaisissement, elles sont une nouvelle apparition.
Isa Barbier
Note : Chez les anciens Égyptiens, la plume représentait le poids sur la balance des âmes.
Isa Barbier
Immensité du peu
Le château même est au Bois dormant. Derrière l’autoroute et le son des vitesses, il y a le parc et les oiseaux, le manoir et son aile déserte, abandonnée.
Une femme n’y gît pas, elle vient et revient arpenter les espaces, en dévoiler les lignes et les liens. Y poser enfin ses structures, le travail sur mesures de sculptures sans poids. Dessiner les périmètres d’accroche, ajuster les fils invisibles d’un point de cire au plafond, sans plomber ni contraindre le volume qu’à son contour. Observer son dessin mobile, et son balancement. A la fin des installations, ramasser tous les fils dans sa main. Et par une sorte d’inversion temporelle, ramener la matière des plumes au stade d’écheveaux/chevelures. Vestiges que nul rouet ne remettra à l’oeuvre. Mais qui garderont dans leurs boucles de plumes la vivacité des expériences, la sensualité de l’aventure.
La forme envisagée est souvent un rêve mathématique, un pur dessein d’idées que la main, seul outil, révise vers l’humain, imperfections comprises. C’est ainsi que l’oeuvre d’Isa Barbier donne en son geste l’idéal et le vif. La structure et l’incarnation. Et c’est ce double état des choses que l’on croise au château.
Météorologie des empreintes
Avant l’escalier, un grand dessin trace à la mine de plomb une maille de fins capillaires : à l’interstice oblong, très féminin où se croisent les lignes, on a déposé le bleu du ciel - au Pavillon Vendôme à Aix, d’autres dessins semblables, touchés de rouge, semaient le trouble et la passion. Suspendue à un cadre de roseaux, une couronne de minuscules plumes et perles de cire multicolores semble jouir d’un rare statut d’ornement. Ce capteur de rêves, objet magique ou bijou d’espace, est le chiffre visuel d’une grâce jeune et multiple...
Au palier du premier étage, trois éléments prennent le temps dans les rets du regard :
- ce radeau aérien d’où pleut un volume rectangulaire de plumes de goélands, on pourrait imaginer le renverser, son cadre plaqué au sol : du treillis flotterait alors le nuage rose, monté au ciel ;
- il semble manquer un élément au sigle de l’infini : l’anneau de Moebius n’est pas clos, entrouvert sur une échappée possible - vers quel monde ? Comme si une infime altération du signe mathématique renvoyait au geste artisan de celle qui lance en l’air le modèle, comme une question ;
- à quoi répond sans conclure la petite sphère de pétales de roses séchées suspendue entre fils et fils, entre planète et comète...
Le message sur le mur est effectivement écrit en traits de plumes, tout en virgules pourvoyeuses de rythme à déchiffrer. Plus qu’une langue, une ponctuation : l’énigme en est plus douce.
A l’équerre du palier, un couloir troué de fenêtres ouvre sur les chambres. Tout au long de son étroit plafond, de frêles pattes d’oiseaux ont laissé leurs empreintes - chemin carmin.
Le secret des chambres
D’abord celle où nul n’entre s’il n’est capable de prendre la mesure de l’espace. On y retrouve les Portes sans porte d’Isa Barbier, juste un essaim de pastilles sanglées par la forme angulaire du portique. L’image de la dissémination, de l’expulsion contrainte dans son passage même. Deux plans de l’espace en cordes de piano rappellent l’architecture du lieu. Et plutôt que de serrer le cou à l’imaginaire, disons que la géométrie, par sa tension, le sert.
Comme le poil, les griffes, les ongles et les sabots, les plumes sont aimées des chamans. Symboles d’harmonie autant que d’énergie imprévisible et chaotique, elles seraient catalyseur de changement. Et au-delà d’une magie protectrice, elles proposeraient une voie de connaissance, une graduation initiatique, expérimentale. La plume blanche, en couronne surtout, est la coiffe de la jeune morte du ballet romantique. Celle de Giselle, vierge folle, morte d’amour et de danse, valsant infiniment dans les limbes des Willis. Celle d’ Odette-Odile, double fille du sorcier du Lac, tantôt cygne blanc du sentiment, tantôt signe noir de séduction...
Isa Barbier, fée des barbules, distribue pareillement ses charmes. A certaines chambres, les couronnes blanches, vestiges d’un corps effacé, auréoles fantômales d’Alices distraites, tressant l’herbe ou le roseau. A d’autres, comme ici dans la Stanza III rose, les plumes noires des songes inversés : elles ont le diamètre d’une lune sombre, la dense réduction de barrettes strassées, portes étroites et serrées en regard d’une verticale de jais, fourrée-velue. Brillance des bijoux nocturnes, aimantés par l’énorme chevelure blanche pendue dans la porte ouverte sur l’alcôve : quel Barbe-Bleue attrapa le désir par la crinière, clarté si puissante au delà de la mort ? Quelle curiosité, quelle appétit de savoir, quelle jouissance du monde éclaire-t-elle encore ?
Soudain, dans la dernière chambre, l’immense Dos du ciel nous renvoie, en intimité avec un texte de Platon, aux espaces extérieurs du monde, ceux que par définition, nul ne connaît. Exceptés les dériveurs légers, les nomades spirituels et passeurs de frontières physiques... Attiré par sa coupole intérieure, à peine devinée, à peine reflétée dans l’ombre sombre, un visiteur s’approche : à distance minima, son simple passage ouvre une fente subtile dans la crinoline céleste, l’onde humaine déplace le cosmos en suspens. Le vent des corps suffit à créer l’événement.
A l’encontre de cet équilibre formel qui structure le monde, sur les murs alentour s’échappent, en diagonale pressée, des fers à cheval miroitants (souvenir peut-être d’un désordre amoureux, ici épanoui, plus vaste, vers le cycle des astres ; ou traces d’un Pégase enlevant le char du soleil au terme du solstice).
L’imparfait sensible
Le geste et la main sont lisibles à chaque instant de l’oeuvre. Une dose de hasard agit dans chaque pièce, infinitésimale. Malgré la pensée claire, la cueillette accomplie, l’ossature définie, le tissage patient, quelque chose de la forme échappe, irrésistiblement et cet aléa participe de la reconduction de l’énigme. L’accident terrestre s’invite au ciel des idées : le périmètre de l’installation est tracé, au plafond, d’un écart des doigts ; la courbure du dôme est lissée de visu, au feeling. Humaine Isa Barbier, tendue entre la conception d’une forme pure et le réel artisanal, lié à l’imparfait sensible du geste.
Ainsi sont ses plumes, toutes semblables, toutes différentes. Faux fractals. Comme une somme d’éléments semblables dont aucun n’est identique et tous recomposables à l’infini. A croire qu’elle observe dans les rais du soleil la danse des particules et qu’ayant l’œil, elle se fait messagère des ordonnancements naturels, nés du hasard et de la nécessité.
Isa Barbier propose un monde en possible extension, en possible effacement aussi. Ce mouvement si volatil, cette onde qui déplace les lignes, ce vent qui déforme ou rompt le corps des œuvres, cette sculpture du vide qui ne craint pas le néant renvoie à l’espace entre les choses plus qu’aux choses elles-mêmes. Et inscrit, au fil des oeuvres, une pensée de la forme mouvante : aussi ténu soit-il, ce qui s’agite réfute le mirage d’un état éternel, indissoluble, suspendu au ciel des idées.
Comme un pas sur le sable, cette oeuvre néglige aisément la stèle. Et sa légèreté ne tient pas seulement au motif de la plume, des feuilles, du fil, mais à sa méthode qui n’use de rien qui ne soit déjà là : dépouilles tombées du ciel, réunies et associées à un lieu de longue histoire, château, chapelle, etc. Rien n’est ôté au monde, rien n’y est ajouté ou si peu, mais l’ensemble est différemment ordonné. Isa Barbier semble glisser dans les espaces qu’elle apprivoise, sans les déchirer. Et tout en rappelant une histoire des formes (cf. le graduel de Monastier sur Gazeille), des pratiques (la barque de Sion) ou des passions (le Pavillon Vendôme), elle ajuste et enlace ses volumes au site.
Pas de forge, pas d’établi. Elle sculpte d’immenses objets dans l’espace mais plus qu’inventer et fabriquer, elle aime arranger la situation, après l’avoir beaucoup écouté bruire du temps et des espaces alentour. Elle installe le monde ou elle passe et elle ne fait que passer … Puis d’un geste simple, elle rassemble toute l’installation reconduite à son état premier via les chevelures, vestiges vivants qui persistent à pousser post mortem et à se perpétuer dans la suite des oeuvres.
On lit dans les non-objets magnifiques d’Isa Barbier l’axe de l’architecture et le jeu des décisions - ceci ou cela, ici ou là ? On lit la persévérante durée d’un travail fondé sur l’éphémère. On lit encore, à l’envers du motif, l’air qui soutient les lignes et révèle la beauté du squelette.
Le démon de l’Analogie
Rien n’est pourtant affirmé, asséné, didactique. Isa Barbier se tient aussi à l’écart des symboles, nulle psychanalyse de broussaille n’alourdira ses évocations. Face à un monde trop lourd, trop dense, trop vieux - le monde de la tragédie, de la perte et du regret- le mode Isa est celui des évidences évidées ; il en appelle à la perpétuelle adolescence du désir, délesté du pouvoir et de la possession, érigé dans la simple puissance de flux biaisant la matière. Cette légèreté n’est pas seulement celle de la plume, c’est aussi celle de l’altérité matérielle. L’éloge du rien, ou presque. Qui nous incite, voyeurs de l’oeuvre, à mettre entre ses lignes les nôtres, et dans l’attrait du vide nos propres traits. A travers ses structures mouvantes s’exercent nos images et s’éveille notre mouvement. Glissant des formes aux pensées, et jusqu’à nos plus intimes intuitions, nous suivons le démon de l’analogie... De proche en proche, par attouchements sensibles et glissements sémantiques, tinte en nous le présent qui change, la légèreté d’être et la liberté de devenir.
Christine Rodès, Juin 2012
Auteur de conférences, d’ouvrages et d’articles sur la danse contemporaine et les arts plastiques, elle accompagne et transmet la démarche de certains artistes.
Elle vit à Marseille où elle a collaboré aux oeuvres du Groupe Dunes, de Georges Appaix, de Montaine Chevalier et Elodie Moirenc, de Geneviève Sorin et Lulla Chourlin.
Isa Barbier :
De la nature de l’Amour, emprise élémentaire
Isa Barbier tresse avec délicatesse ses oeuvres sensuelles et réflexives à l’architecture classique d’un pavillon galant qui abrita la passion amoureuse de Lucrèce de Forbin Solliès et Louis de Mercoeur, duc de Vendôme. Elle nous invite à une promenade où la beauté des matières et des formes s’inscrit dans l’esprit des lieux.
Ses dessins si fins, ses sculptures de plumes suspendues en paliers dans l’espace par d’invisibles fils, toutes ses installations de particules uniques mais unies font aussi écho à la pensée du philosophe Lucrèce, inventeur épicurien d’un matérialisme enchanté où les atomes se composent en mouvement dans le vide grâce aux perpétuels caprices du vivant.
Cette cinétique renvoie à celle d’Isa Barbier qui est d’abord une architecte de mobiles : dans la transparence de ses objets se lit la succession et l’étagement des plans, car l’os de leur forme est aussi fin qu’une penne d’oiseau. Elle aime combiner à l’infini des matériaux simples offerts au souffle du monde et aux aléas du temps. Et de cet agencement léger naît une imprévisible liberté : ce rien de volume changera au moindre vent ou simplement sous le point de vue variable du voyeur qui réorganise à son gré la structure, y privilégiant le vide ou bien le peu de choses.
L’antique Lucrèce parle du désir, du plaisir, de sa force aveugle travaillant l’épicentre de la matière. Isabelle Barbier aussi : ces petits miroirs du Rajasthan en forme de fers à cheval se bousculant en désordre dès l’entrée du Pavillon, c’est l’écho de la précipitation amoureuse de la belle visitant son amant. A la sortie, le dessin est ordonné, l’affaire est apaisée. Lucrèce vagabonde hante l’escalier de ses chevelures et l’antichambre de son corps absent, dont la croupe face au miroir est comme traîne de paon. La beauté, la sensualité se conjuguent à la vanité de l’apparence dont témoigne le lit d’amour et de mort qui gardera en sa légère déclivité l’empreinte des corps disparus.
Car l’autre paradoxe partagé par le philosophe et l’artiste est cette vulnérabilité de la matière, prise entre l’expansion de la vie - ces formes qui s’accroissent dans l’espace- et la défaillance de la mort - fragilité des installations éphémères, promises à la déstructuration, à la décomposition). D’où le refrain des miroirs - astres, bijoux, psyché en fond des dessins, reflets des nuages dans les grandes initiales du bassin, surface brillante de la feuille d’or. On sait leurs pouvoirs d’inversion, de dédoublement entre substance et apparence, et aussi leur mélancolie : les revenants les traversent toujours.
Isa Barbier signe ici, dans la précision énigmatique des signes et des échos, un jeu de pistes avec le lieu, sa légende, son principe architectural. Dans leur oscillation minimale, ses installations renvoient à toute la dynamique passionnelle, la séduction des prémisses, les illusions de la semblance et de la fusion, la prémonition de la fin. Les spectres amoureux attisent de leur irrémédiable absence notre désir de vivants. Et dans le jeu des mots - mémoire, miroir, mort, amour - l’artiste semble décocher la flèche d’une vie consumable. Fuir le fixe, l’obtus, peut-être même le certain. Ce branle des certitudes libère aussi les polyphonies du sens. Et nous pousse à d’heureuses promenades d’amateur - entendez dans ce terme la joie du voyeur amoureux. Tant de sensualité sous tant de réserve nous troublent profondément, nous charment longtemps.
Christine Rodès
César n°297, mai 2011
Isa Barbier : « Les atomes de Lucrèce [ variations fuguées ] »
Pavillon Vendôme, Aix-en-Provence
« On s’inquièterait de ces photos silencieuses qui figent l’apesanteur et le bruissement des plumes réagissant au moindre air, au chaud, au froid, au moindre murmure. Et bientôt à la musique, « faite de pas et de souffles » que le compositeur Colin Roche écrit pour elles.
…
Pudique, l’artiste n’exhibe ni impose. A chaque fois c’est le lieu d’intervention ou le thème donné qui décide de l’œuvre.
…
Mais, toujours, ses installations tentent de retenir quelque chose de l’immensité aérienne, se font l’éloge sans poids du transitoire, conformes à cette phrase de Nietzsche sur la sagesse de l’oiseau qu’Isa Barbier, dans son atelier de Marseille, aime se rappeler : « Voici, il n’y a pas d’en haut, pas d’en bas. Jette-toi çà et là, en avant, en arrière, toi qui est léger. Chante ne parle plus. » Offertes au mouvement, à la lumière, ses œuvres parlent de la folie de penser que l’on est sur un sol fixe, se mettent en suspension dans l’instant entre le non fini et l’infini du ciel. N’être plus que vibrations, disent-elles, pour être partout à la fois, comme devant la vie vulnérable, et par là si précieuse. »
Viviane Scaramiglia, Le tout du presque rien, Isa Barbier, la plume, éloge du transitoire, in Tendance Déco, 2009
Le théâtre de l’air. (Extrait)
(Isa Barbier ou la séduction de l’espace)
« Une phrase d’air »
(Claude Royet-Journoud)
Arias.
« Il faut partir du côté aérien, aéré, des installations d’Isa Barbier.
De leur côté « filles de l’air ».
Les plumes et la lumière – le strass – disent une fête.
Mais il s’agit d’une célébration païenne où l’homme est un moment oublié au profit de tout ce qui se tait autour de lui.
C’est le contexte silencieux de toutes les fêtes.
Un sacrifice où l’espace est voué à l’espace.
L’offrande de l’air sur l’autel de l’espace.
Ainsi, ce qui est dessiné est une histoire de l’air.
…
C’est la dentelle de la réceptivité sensible, de l’Esthétique transcendantale. La tentation à l’œuvre de donner une certaine allure à l’espace même. À l’espace et à la poussière des éléments qui y tourbillonnent. Ces plumes, au milieu du vide, sont les grains de matière de Lucrèce qui dorment dans les rayons du soleil : l’extase matérielle de l’air, pour rien.
Un dessaisissement jubilatoire, l’abandon à lui-même du monde, les quatre fers en l’air. »
Alain Chareyre-Méjan
In « Dessaisissement, Isa Barbier », Fage Editions, 2007
« Les œuvres d’Isa Barbier semblent sculpter l’espace lui-même comme la matière incorporelle d’un milieu qu’elles n’occupent pas et qu’elles ne font que remplir de leur fragile suspension. Elles prennent place dans un espace entièrement singulier qui n’est plus l’espace objectif, orienté et tridimensionnel, corrélatif d’un unique point de vue. Elles invitent le spectateur à tourner autour d’elles, multipliant les perspectives à l’infini. Irréductible à une image fixe qui en prendrait la mesure dans sa totalité, l’installation est ouverte au sens où elle est sans contours. Inassimilable à un objet, c’est elle qui détermine le lieu qu’elle occupe et qui l’enveloppe simultanément…
Les installations d’Isa Barbier ne montrent rien d’autre que l’articulation purement sensible du monde et de ses phénomènes.
Chaque point de vue sur elles est coprésent à tous le autres, et chacune de leur face n’apparaît que dans sa coexistence avec toutes les autres. Le vide que l’œuvre creuse entre ses fils invisibles rend présent le caractère non corporel, seulement ontologique, du lieu. Il n’est pas ici une absence de choses mais un mode de présence. La spatialisation qu’il produit ouvre un champ de coexistence trans-spatiale, où l’espace n’est plus perçu comme pure extension mais comme stricte contemporanéité, c’est-à-dire comme comparution de tous ses éléments dans un seul et même monde. »
Céline Aubertin
Sculpter l’éphémère - Figures de l’art n° 12 - 2006 (extrait)
« Chacune de ces installations, d’une simplicité, d’une légèreté, d’un dépouillement extrême, invite paradoxalement à une exploration d’espaces géométriques multiples et parfois très complexes, bien au-delà de la figure géométrique simple évoquée par son titre et confirmée par le premier regard. En fait, il s’agit d’une approche et d’une expérimentation intuitive de champs et de phénomènes fondés sur l’idée suivante, familière des mathématiciens qui travaillent en topologie - une sorte de géométrie souple : installer – un mathématicien dira plonger - un objet dans l’espace tridimensionnel, c’est en particulier condamner, interdire l’accès de l’espace occupé par l’objet, c’est-à-dire contraindre l’observateur à se mouvoir physiquement ou mentalement autour, dans l’espace complémentaire, laissé libre. (…)
… à la recherche de l’essence même de l’espace. »
Anne Pichon, Actes du colloque « L’espace transfiguré » (Toulouse-Le Mirail, mars 2004)